«Je viens de perdre le produit de décennies de travail»

© Fiona Daffner
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© Fiona Daffner

«Je viens de perdre le produit de décennies de travail»

Dans le Lötschental, le philosophe et théologien Jean-Marc Tétaz a vu son impressionnante bibliothèque et sa collection d'objets historiques engloutie par la catastrophe. Entre deuil et reconstruction, il cherche déjà à transformer l’effondrement en nouveau départ.

Il a «tout perdu». Jean-Marc Tétaz, philosophe et théologien, actuellement professeur à l’université Friedrich-Schiller à Iéna en Allemagne, a vu le chalet où il vivait à Ried, près de Blatten, rasé par la catastrophe survenue il y a quelques jours. Pour cet intellectuel romand et son épouse enseignante, il est désormais question de «retrouver un nouveau cadre de vie», alors que toute leur collection d’objets culturels de prestige a été engloutie. Premières réflexions après l’effondrement. 

Pouvez-vous nous raconter ce que vous avez vécu le jour de l’éboulement?

Je me trouvais dans le studio de mon épouse à Villars-sur-Ollon quand j’ai vu les images de l’effondrement. J’ai alors immédiatement compris que Ried avait été rayé de la carte. A vrai dire, je ne me faisais plus guère d’illusion depuis la conférence de presse du jour précédent: un glacier qui avance de 10 mètres par jour ne peut que s’effondrer à court terme. Mais auparavant, il y a eu l’attente pendant plus d’une semaine (j’ai été évacué dans l’urgence le 19 mai à 10h), l’espoir que tout ne serait peut-être pas si grave.

Quels ont été vos premiers sentiments en découvrant que tout avait disparu?

On est d’abord frappé de stupeur, même si l’on s’y attendait. On voit passer devant soi les lieux, les pièces, les objets auxquels on tenait et qui n’existent plus. Mon épouse était à l’école où elle enseigne lorsque l’effondrement s’est produit. Elle est arrivée peu après, je lui ai dit ce qui venait de se passer. Elle a éclaté en sanglots. Nous nous sommes pris dans les bras. Elle parlait de Ried comme de «notre petit paradis». Nous ne le retrouverons jamais.

Qu’est-ce qu’on choisit d’emporter avec soi au moment d’évacuer?

On n’a guère le temps de choisir quand on doit évacuer son appartement en trente minutes et que l’on croit que le chalet dans lequel on vit n’est pas directement menacé. On prend ce dont on pense avoir besoin pour la semaine suivante, et les indispensables: ordinateur, passeports et autres certificats, quelques habits et le chat, bien sûr. J’ai aussi emporté quelques superbes livres reliés par ma grande tante, une célèbre relieuse d’art de la République de Weimar. Et comme je pensais y retourner bientôt, j’ai encore pris le sac à ordures pour éviter d’attirer les souris. On est Suisse ou on ne l’est pas.

Qu’avez-vous perdu?

Tout. Notre cadre de vie, choisi il y a cinq ans, un lieu des fenêtres duquel j’observais les cerfs et les chevreuils, où je voyais de temps en temps passer le gypaète barbu. Mais aussi tous les souvenirs accumulés au cours d’une vie, qui reflétaient l’histoire de ma famille sur plus de deux siècles. Mon immense bibliothèque, environ 170 mètres de livres, 26 mètres de CD, et les tableaux que nous aimions, des aquarelles et des gouaches de mon arrière-grand-père, un célèbre architecte et peintre munichois, mais aussi un dessin de l’expressionniste allemand Pechstein, hérité de mon grand-père.

Quelles seront les conséquences sur votre vie d’universitaire et de chercheur?

Ma bibliothèque était mon instrument de travail, mais aussi une sorte de dépôt imprimé de mes intérêts; j’ai perdu toutes les notes, tous les fichiers dans lesquels se sédimente le travail intellectuel et qui servent de carrière pour les travaux futurs. C’est à partir de ce matériel que l’on rédige ses propres textes. Je viens de perdre le produit de décennies de travail.

Comment cet épisode marque-t-il votre rapport aux objets et à la mémoire?

La perte des objets est toujours une interruption de la transmission mémorielle. Les miens avaient tous une histoire et incarnaient des souvenirs, à l’image de cette grande ménorah en laiton que des amis juifs avaient remise à mon grand-père à Munich avant de partir en déportation et d’être assassinés à Auschwitz. Ce grand-père, qui a fini par fuir le régime nazi, avait également rédigé ses mémoires à mon intention: 700 pages manuscrites, elles aussi disparues dans la catastrophe. La seconde partie de ce texte s’intitule précisément Initia vitae novae. Cette formule augustiennne souligne que le commencement d’une nouvelle vie est source de promesses.

En tant que philosophe et théologien, comment vivez-vous cette situation?

Dans ce genre de circonstances, la philosophie n’est pas d’un grand secours. Elle éclaire et structure la pensée, mais elle n’est pas une école de vie. Offrir des points d’appui, c’est l’affaire de la religion. Lorsque j’ai pris conscience de ce qui se passait, j’ai immédiatement pensé à cette phrase énigmatique dite par Abraham à son fil Isaac alors qu’ils se dirigent vers le lieu où Abraham s’apprête à sacrifier Isaac. À son fils s’interrogeant sur l’absence d’un animal destiné au sacrifice, Abraham répond: «Dieu y pourvoira». On connaît le dénouement: au moment où Abraham s’apprête à égorger son fils, un ange arrête sa main et lui montre un bélier pris dans les broussailles. Dieu a pourvu, d’une façon à laquelle personne ne s’attendait.

Face à une perte aussi radicale, découvre-t-on aussi en soi des ressources insoupçonnées?

On découvre en tout cas la solidarité, les offres de soutien, financier ou matériel, l’engagement d’amis qui se décarcassent pour vous aider à reconstituer un cadre de vie. Mais plus fondamentalement, je ne crois pas que l’on découvre en soi des ressources insoupçonnées. C’est dans le soutien des autres, dans l’engagement des amis qu’on les découvre.

Auriez-vous un message à adresser aux autres sinistrés?

Je ne crois pas que cela soit mon rôle. La plupart des autres sinistrés sont atteints bien plus profondément encore que nous dans leur chair puisqu’ils ont toujours vécu là, souvent depuis des générations. La seule chose que je peux dire, c’est qu’il faut probablement saisir ce désastre comme l’occasion d’un nouveau commencement et peut-être savoir résister à la tentation d'en faire un simple recommencement, une tentative de faire renaître ce qui n’est plus. C’est peut-être le moment de bâtir une vie nouvelle.