
Comment s’identifient les hommes musulmans en Suisse?
En travaillant sur les féminismes musulmans en Suisse romande, Sébastien Dupuis s’est intéressé aux masculinités musulmanes. «Les discours qui stéréotypent les femmes musulmanes comme des ‹victimes› du patriarcat construisent aussi les hommes musulmans comme des oppresseurs. Cela m’intéressait de comprendre comment les hommes reçoivent ces propos.» Le chercheur constate que les travaux dans le domaine sont peu nombreux en Suisse: «Le focus a souvent été mis sur les musulmans immigrés primo-arrivants ou issus des classes populaires. Il me semblait important de porter mon attention sur des personnes dotées de capitaux sociaux et culturels importants, des hommes de deuxième ou de troisième génération, qui ont fait des études supérieures.»
Les modèles sociaux mobilisés
Formé en sciences des religions à l’Institut de sciences sociales des religions (ISSR/ UNIL), le chercheur travaillera avant tout avec des entretiens et des observations de terrain, à la manière d’un ethnographe. «Ma recherche vise à comprendre ce que signifie la masculinité pour les personnes interrogées, comment elles la mettent en scène dans leurs interactions sociales, quels modèles sociaux elles mobilisent…»
Sébastien Dupuis s’appuie sur certains présupposés théoriques. D’abord le fait que «différents processus et normes construisent la masculinité», y compris les discours, «qui ont une capacité d’agir sur le réel». Quels éléments participent à construire des masculinités musulmanes en Suisse? «Il y a toutes sortes de déclarations politiques, publicitaires, médiatiques qui définissent ce qu’est être un homme aujourd’hui, et qui contribuent à définir une sorte de masculinité hégémonique, légitimant les rapports de pouvoir entre hommes et femmes. Et qui se révèlent plus ou moins efficaces», explique Sébastien Dupuis.
Orientalisme et racisme
S’y ajoutent d’autres discours majoritaires sur les hommes musulmans «s’identifiant et/ou labellisés comme tels». Ils sont anciens, contradictoires et complexes, mais comme l’a montré une étude récente du Centre suisse islam et société, encore teintés de racisme. «Depuis l’époque coloniale et à partir des déclarations orientalistes qui l’ont légitimée, certaines représentations tendent à faire de l’islam et des hommes musulmans une antithèse de la civilisation occidentale, en opposition directe avec ‹nos normes›.» Une tendance réactivée dans les années 1990 avec la théorie – largement décriée – du «clash des civilisations» de Samuel Huntington.
«Aujourd’hui, certains discours sociaux-politiques, par exemple au sein des sphères masculinistes ou féministes identitaires, reproduisent cette stigmatisation de l’homme musulman», observe le chercheur. Sébastien Dupuis constate que dans ses représentations communes actuelles, «la masculinité musulmane est souvent présentée comme un danger pour les femmes». Les modèles occidentaux ou suisses ne sont cependant pas les seuls existants. Dans les mosquées et les communautés musulmanes, divers modèles peuvent aussi se retrouver. «Certains se réfèrent au Prophète comme un modèle de comportement – il existe d’ailleurs quantité d’interprétations. Mais la masculinité peut aussi se construire en fonction de l’héritage intrafamilial, du modèle que fournissent pères, frères ou oncles, cercles amicaux…»
Enfin et surtout, il faudra aussi pour le chercheur comprendre quels discours sont les plus prégnants et comment chaque individu les reçoit. «Certaines recherches ont déjà montré la capacité de les ignorer, notamment ceux d’imams. Ce refus de se conformer à des déclarations auxquelles on est confronté, je le vois aussi comme un acte. C’est un choix.» Une autre manière de répondre à des stéréotypes, c’est de les mettre en scène volontairement, parfois par intérêt. «On peut aussi jouer d’une image hypersexualisée, virile, mettre en scène sa masculinité en fonction du contexte et des situations.» Quelque part, n’est-ce pas ce que nous faisons toutes et tous, avec nos identités genrées? «Oui, peut-être que la conclusion de ma recherche sera que la masculinité musulmane en tant que telle… n’existe pas!»
Sébastien Dupuis est doctorant au Centre suisse islam et société à l’Université de Fribourg. Le titre provisoire de sa recherche, qui doit être rendue en 2028, est: «Les multiples constructions de masculinités musulmanes en Suisse romande: autodéfinition, performance et mise en scène de masculinités émergentes». Ses directeurs de thèse sont Hansjörg Schmid (CSIS) et Monika Salzbrunn (UNIL).